Déjà responsable du premier simulateur de conduite des trains en 1988 puis du lancement du Thalys en 1993, la marche en avant de Jean-Pierre Farandou ne date pas d’hier. Sous sa houlette, le groupe Keolis (filiale de la SNCF) participe pleinement à la révolution des transports en imaginant de nouveaux services pour ses trois milliards de passagers annuels. Au programme : de nouveaux modes de déplacement et une accélération dans le digital.

Décideurs. La mobilité est un secteur en pleine effervescence. Comment le groupe Keolis s’organise pour faire émerger des projets innovants face à une concurrence protéiforme ?

Jean-Pierre Farandou. Nous sommes très attachés à la notion de pionnier chez Keolis. Cela se ressent lorsque nous mettons tout en œuvre pour qu’une bonne intuition puisse vite se transformer en un projet concret repoussant les limites établies. Les partenariats occupent une place centrale dans cette stratégie. Avec les agglomérations, nous travaillons main dans la main afin de confronter nos idées à leurs expériences opérationnelles, leur regard critique mais aussi leurs forces de propositions. Par ailleurs, de par notre histoire, nous ne disposons pas d’une expertise de pointe dans toutes les disciplines. Je pense par exemple à la sphère digitale où nous avons cherché des collaborations pertinentes afin d’améliorer nos connaissances de l’univers tout en offrant rapidement les meilleurs services à nos clients. Nous nous sommes aussi rapprochés d’autres industriels lorsque nous cherchions un savoir-faire spécifique, à l’image de notre partenariat avec Volvo en Suède pour des transports électriques plus respectueux de l’environnement. Dès qu’une innovation fonctionne dans un endroit du monde, elle est transmise à notre réseau international. Notre plate-forme de partage permet aux bonnes idées de faire vite tâche d’huile.

Quels axes guident votre politique d’innovation ?

Nos projets d’innovation émanent de la compréhension de l’environnement et des besoins de notre clientèle. Que ce soit pour les autorités organisatrices de transports ou les passagers eux-mêmes, nous interrogeons les nouveaux usages pour adapter notre offre de services à l’évolution des sensibilités et des exigences. Innover n’est pas une fin en soi. Nos initiatives doivent avant tout servir et apporter une amélioration réelle dans les déplacements de chacun. Dans cette optique, nous portons un grand intérêt à plusieurs tendances prenant toujours plus d’ampleur. C’est le cas des nouvelles offres fondées sur le partage, comme le covoiturage ou les VTC partagés. Celles-ci, en plus d’assurer un trajet à moindre coût, redéfinissent le transport collectif et soutiennent une conception de la convivialité. Autre idée fil rouge de nos innovations : la personnalisation de l’expérience de voyage, y compris dans les transports en commun. Chaque passager est confronté aux difficultés spécifiques de son trajet et souhaite un accompagnement sur mesure afin de les surmonter. Les populations fragiles (personnes âgées, en situation de handicap ou souffrant d’illettrisme) sont encore plus exposées à cette complexité et nous devons les accompagner au mieux dans leur déplacement. Enfin, les sujets de santé publique guident aussi nos travaux. Les pics de pollution aux particules fines mettent l’accent sur la saturation de l’air provoquée, entre autres choses, par l’utilisation de la voiture individuelle. Il faut donner envie aux gens de prendre le bus, le train, le métro, le tramway…

« Les innovations peuvent à terme déboucher sur la réalisation d’économies pour les collectivités »

Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’innovations récentes du groupe ?

En 1983, nous étions les opérateurs à Lille du tout premier métro automatique. Depuis, nos projets novateurs se sont multipliés et 2016 a été une année riche en modernisme. Keolis est ainsi devenu à Brest l’opérateur du premier téléphérique urbain en France. Cette ligne aérienne permet la traversée rapide de la rivière Penfeld tout en désenclavant un quartier de la ville. À Lyon, c’est une première mondiale qui a mobilisé notre énergie. Avec Navya, nous avons lancé deux navettes autonomes dans le quartier Confluence. Évoluant dans un environnement ouvert, ces véhicules sans chauffeur transportent des voyageurs en toute sécurité. Enfin, nous avons imaginé avec notre filiale LeCab et la start-up Via, spécialisée dans les algorithmes, un service de VTC collectif dénommé Plus. La course est facturée au prix unique de 5 euros par voyageur. Ce prix attractif est assuré par une gestion optimisée du taux de remplissage des véhicules ainsi que des trajets réalisés.

Les collectivités doivent composer avec des budgets de plus en plus serrés. Or, les innovations impliquent des investissements et des prix à la hausse en bout de chaîne. Comment parvenez-vous à résoudre cette équation a priori déséquilibrée ?

Les innovations peuvent à terme déboucher sur la réalisation d’économies pour les collectivités. Pour reprendre notre dernier exemple, les flottes de bus traditionnels, aux voyageurs souvent clairsemés, pourraient être remplacées par des VTC collectifs si le projet fonctionne à grande échelle. Il faut aussi garder à l’esprit qu’une innovation peut intervenir en faveur de l’intérêt public, comme dans le cas du téléphérique brestois. Dans ce contexte, l’équation financière est à compléter avec d’autres vecteurs plus difficiles à quantifier. Outre les moyens de transport offrant de nouvelles perspectives aux voyageurs, certaines applications digitales peuvent aussi bouleverser leur vision de la mobilité collective. Ces services numériques, produits et déployés à un coût raisonnable, apportent une véritable plus-value aux usagers. Keolis s’est penché sur le sujet et a créé Plan Book Ticket, une seule application pour accompagner tout le parcours client : la prise d’information sur le trajet, l’achat de tickets sur Internet, la dématérialisation du titre de transport et la validation finale lors de la montée dans le véhicule. En plus de réunir des services dispersés et donc de simplifier la vie des voyageurs, l’appli permet aux collectivités de réaliser des économies, notamment en diminuant le nombre de machines nécessaires pour l’achat de titres. 

« Les plates-formes digitales des transporteurs à la demande peuvent être transposées dans le secteur de la mobilité collective. »

Comment vos relations avec certaines jeunes sociétés telles que LeCab et Navya peuvent enrichir votre offre de services à grande échelle ?

Le groupe apporte son soutien financier, ses expertises et son réseau à ces jeunes pousses afin qu’elles se développent. Ces investissements, ce ne sont pas de la com’. Il y a une vraie logique industrielle en toile de fond, couplée à une volonté de ne pas toucher au management pour les laisser libres d’agir à leur guise. Sans notre partenariat préalable avec la start-up américaine Via, LeCab n’aurait sans doute pas pu lancer le service Plus. À l’inverse, nous sommes convaincus que les plates-formes digitales des transporteurs à la demande peuvent être transposées dans le secteur de la mobilité collective. En tant qu’opérateur, nous sommes aussi complémentaires de constructeurs comme Navya. De l’invention du service à l’intégration dans le réseau existant, sans oublier la maintenance et la gestion globale, nous bâtissons avec eux la stratégie la plus pertinente. La navette autonome de Navya a connu un grand succès au CES de Las Vegas. La maire de cette ville dans laquelle nous sommes déjà opérateurs des transports publics s’est réjouie de pouvoir tester ce véhicule révolutionnaire. Notre implantation à l’international permet aussi aux start-up de s’appuyer sur nous pour prendre leur envol en dehors de nos frontières.

Vous mettez l’accent sur la promesse d’une mobilité durable. Quelles sont les nouvelles attentes de vos clients en la matière et les principales réponses que vous leur apportez ?

La tendance de fond principale souligne la nouvelle importance accordée à la mobilité électrique. Une prise de conscience collective, sans doute avivée par la COP 21 et la loi de transition énergétique, milite en faveur de ce courant. Sur tous nos nouveaux projets, on nous demande des véhicules à traction électrique qui sont à peine sortis des usines de fabrication. Les collectivités recherchent du conseil pour implanter ces nouvelles solutions. Grâce à nos expériences de précurseurs en Suède, nous assistons les chefs de projet dans les problématiques de batteries embarquées, de bornes de rechargement ou encore de récupération de l’énergie… D’autre part, nous accordons beaucoup d’importance à l’éco-conduite. À l’aide de dispositifs sophistiqués, nous prévenons le conducteur s’il dépasse ou non les standards attendus. Les mesures enregistrées permettent aussi de proposer des formations aux conducteurs manquant de douceur au volant. Les gains en carburant peuvent atteindre 5 % à l’année et autant d’économies pour la collectivité. Enfin, grâce à des innovations récentes, les tramways et les métros peuvent récupérer l’énergie libérée au freinage afin de redémarrer plus économiquement. Là encore, les économies peuvent atteindre des niveaux significatifs.

« Le digital peut ensuite supprimer des épisodes anxiogènes dans la routine des passagers. »

Quelles sont les tendances isolées par vos analyses prospectives des usages numériques et de leur influence sur la mobilité de demain ?

Keolis a créé avec Netexplo en 2015 l’Observatoire des mobilités digitales. En octobre 2016, nous avons publié les résultats d’une enquête menée auprès de 3 000 citoyens. Trois enseignements principaux ont été mis en lumière. D’abord, la volonté des voyageurs d’être guidés. Le coaching en continu via des applications dédiées peut rassurer un voyageur sur son parcours, en temps normal comme en cas de situation perturbée. Le digital peut ensuite supprimer des épisodes anxiogènes dans la routine des passagers. Comment obtenir de l’aide ou appeler au secours lorsque l’on ne se sent pas en sécurité ? Il doit être possible d’entrer en contact avec des agents ou des ambassadeurs de confiance grâce aux possibilités offertes par le numérique. Enfin, le mobilier urbain connecté est une autre attente issue du digital permettant au voyageur d’interagir et d’accéder facilement à des informations.

Quelles relations avez-vous avec les applications du type « Citymapper », susceptibles de grignoter des points de contacts avec les voyageurs tout en récupérant de précieuses données ?

Ces acteurs indépendants représentent à la fois des rivaux et des partenaires potentiels à nos yeux. Nous n’avons pas de contact avec Citymapper, en revanche nous avons pris des parts dans Moovit qui propose des services comparables. C’est l’occasion pour nous de comprendre cet écosystème de l’intérieur. Notre application globale, Plan Book Ticket, est une réponse à cette concurrence. Cette offre peut être vendue en marque blanche, ce qui séduit les villes soucieuses de communiquer à travers leur propre identité graphique. Cette marque locale peut aussi rassurer les voyageurs. En revanche, les applications indépendantes peuvent mieux convenir aux voyageurs de passage qui s’en servent déjà dans d’autres villes. Être manichéen ne mène nulle part. Si ces acteurs rendent l’usage des transports en commun plus fluide et plus agréable, nous nous réjouissons de leur existence.

Avez-vous un projet futuriste en cours de préparation que vous aimeriez mettre en lumière ?

Nous sommes positionnés sur les VTC collectif et les navettes sans chauffeur. Au croisement de ces deux univers, on imagine sans mal des robots-taxis dans les années à venir. Nous voudrions être les pionniers du robot taxi comme nous l’avons été pour le métro sans chauffeur. Évidemment la compétition est rude, entre des spécialistes des nouvelles technologies ou des constructeurs automobiles, mais nous avons notre carte à jouer.

 

Propos recueillis par Thomas Bastin (@ThomasBastin)

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