Patronne du premier fonds de capital-innovation de LVMH, Julie Bercovy nous explique en quoi cette initiative se veut bénéfique pour son groupe et le développement des jeunes marques de mode en France et à l'international. Avec 50 millions d'euros à investir, LVMH LV devrait donner le sourire à une petite dizaine de créateurs...

Dealmakers. Vous avez présenté ce projet de bras « capital venture » alors même que vous étiez encore à la direction M&A du groupe. Quelles étaient vos motivations ?

Julie Bercovy. J’ai passé douze ans à participer aux opérations de fusions-acquisitions du groupe LVMH. Après le rachat de marques comme Hublot ou Bulgari, et des opérations moins emblématiques en support de nos maisons, je souhaitais pouvoir proposer mon expérience au service de nouvelles marques prometteuses et de business models encore inexplorés par le groupe. C'est dans cette optique que j'ai présenté, d’abord à Jean-Jacques Guiony (Directeur financier du groupe), puis à Bernard Arnault, ce projet d'investissements minoritaires dans de petites entreprises (de 3 à 20 M€ de chiffre d’affaires) à fort potentiel. Si l'on regarde nos secteurs d’activités, plusieurs success stories ont eu lieu ces dernières années, notamment grâce au digital qui permet de lever les barrières à l'entrée de certains métiers, et LVMH aurait tout à fait pu accompagner ces start-ups afin de profiter d’une belle création de valeur, et par la même occasion, gagner en expertise. Pour résumer, j'ai souhaité dire au groupe qu'il était dommage de ne s'intéresser qu'aux marques de taille significative, alors qu'elles étaient de plus en plus rares, et que de nombreuses opportunités n'attendaient que nos compétences et nos moyens financiers pour se développer fortement (à leur échelle, certes). Nous aurons ainsi une enveloppe de 50 millions d'euros à disposition.

 

L'objectif est-il de prendre le contrôle des marques dans lesquelles vous investirez ?

Non. LVMH Luxury Ventures se posera en tant que partenaire financier de ces petites entreprises. C'est pour cela que nous comptons faire du minoritaire. L'objectif que l'on m'a assigné est d'abord un objectif de création de valeur. Evidemment, si un jour une marque trouve sa place au sein du groupe, nous ne nous interdisons pas de l’acquérir, si les autres actionnaires existants le souhaitent.

 

Est-ce que le mouvement synchrone des groupes du CAC 40 dans leur volonté d'instaurer le corporate venture vous a aussi inspiré ?

Pas vraiment. Je ne pense pas que LVMH Luxury Ventures puisse être directement comparé à des structures similaires chez Airbus ou Air Liquide par exemple. Ces groupes industriels ont un fort contenu technologique. Les entreprises dans lesquelles leur bras « corporate venture » investit sont très certainement en mesure de créer des synergies industrielles avec leur cœur d'activité. Dans notre cas, les maisons sont gérées en parfaite autonomie pour exprimer leur identité propre, et peu de synergies sont mises en place entre elles.

 

Dans ce cas, on peut s'interroger sur l'intérêt, pour un groupe aussi grand que LVMH, de réaliser de petits investissements sans volonté stratégique sous-jacente ?

On peut se dire que notre activité reste marginale pour un groupe qui représente plus de 100 milliards d'euros de capitalisation boursière et réalise presque 40 milliards de chiffre d'affaires, mais cela ne serait que voir une partie du tableau. Nous ne devons pas raisonner systématiquement dans les bornes du groupe, sinon chaque initiative individuelle paraît dérisoire et peu contributive. L'ambition de cette nouvelle activité d’investissement est de créer plusieurs dizaines de millions d'euros de valeur pour le groupe, rapportées à l’échelle d’une micro-équipe.

 

Est-ce que votre approche est déjà perçue positivement par les jeunes acteurs du luxe, du textile et des accessoires ?

Les retombées sont extrêmement positives. Pour commencer, cette initiative a été perçue comme une preuve d’ouverture d’esprit du groupe. Ensuite, LVMH a une surface financière telle, que les entreprises savent qu'elles pourront être financées sur le long terme, pourvu que le projet s'y prête. Ensuite, les sollicitations font écho à l’aura que le nom « LVMH » dégage dans l’industrie du luxe. L'idée que notre groupe puisse s'associer à une jeune marque séduit les fondateurs à la recherche de savoir-faire, mais aussi de crédibilité et de notoriété. Enfin, notre objectif est évidemment de profiter de notre immense expérience dans nos différents métiers.  Pour un problème donné, nous avons nécessairement l'interlocuteur idoine qui peut faire part de son expérience et aider ainsi à le résoudre. Qu'une marque cherche, par exemple, un distributeur japonais ou des solutions pour introduire des formules cosmétiques en Chine, nous avons les compétences requises pour le conseiller au mieux.

 

Par exemple, certaines personnes pourraient objecter que le streetwear n'a rien à voir avec le monde du luxe, mais pour LVMH, si le streetwear a une personnalité forte et recherche une forme d’excellence (en qualité et en créativité par exemple), cela nous intéresse.

 

Au sujet des marques précisément, quel est le profil type de la société que vous accompagneriez ?

Nous visons des marques dont le chiffre d'affaires est compris entre 3 et 20 millions d'euros et qui se situent dans notre univers. Mais quel est notre univers ? Quel que soit leur secteur d’activités (maroquinerie, mode, montres & accessoires, parfums & cosmétiques, distribution sélective), le dénominateur commun de toutes nos marques est leur capacité à être désirable sur le long terme, ce qui les rend exceptionnelles. On doit donc parler d'un produit dont on est fier et dont la différenciation ne laisse pas de place au doute. Par exemple, certaines personnes pourraient objecter que le streetwear n'a rien à voir avec le monde du luxe, mais pour LVMH, si le streetwear a une personnalité forte et recherche une forme d’excellence (en qualité et en créativité par exemple), cela nous intéresse. Autre exemple, une start-up qui casserait la chaîne de valeur dans le monde de la beauté, des parfums ou des accessoires est également intéressante pour son business model innovant. Précision importante, pour la mode, nous comptons rester très vigilants car c'est un milieu très difficile où tout est perpétuellement remis en cause. Nous serons attentifs à ce que ce soit une mode plutôt « commerciale » ou pas trop complexe à développer, mais malgré tout avec un style fort et désirable !

 

Le Japon et la Corée du Sud sont des pays qui influencent beaucoup la « mode » aujourd'hui. Peut-on vraiment en dire autant de la France en dehors des grandes maisons de luxe ?

C'est amusant car depuis que je développe cette activité, je me suis rendue compte à quel point les entrepreneurs et designers européens, dans nos métiers, ont le culte du produit parfait. Or, très souvent, la difficulté qu’ils rencontrent est de construire, à partir de ce produit « parfait », une marque forte, et ultimement, d’avoir une vision business. On se demande parfois s’ils en ont envie. Aux Etats-Unis, à inverse, les entrepreneurs ont l'habitude d'ouvrir leur capital bien plus tôt, quitte à peaufiner le produit dans un deuxième temps. Il faut composer avec ces problématiques différentes. En France, il faut structurer et développer, et outre-Atlantique, le concept est rapidement éprouvé mais il faut faire attention à ne pas investir à des niveaux de valorisations déconnectés des réalités économiques.

 

@ Firmin Sylla

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