La Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer sur la nature des réserves dans les sociétés et leur destinataire en présence de droits sociaux démembrés entre un nu-propriétaire et un usufruitier. Ces décisions recèlent d’opportunes stratégies patrimoniales à la condition que les associés aient pris soin de tenir une comptabilité.

Une toile de René Magritte aurait assez bien illustré les trois arrêts rendus par la Cour de cassation le 27mai 2015, le 24mai 2016 et le 22 juin 2016[1]. Le titre : « Ceci n’est pas un fruit». Mais de quel fruit parle-t-on ? Du fruit d’une société, de son résultat, qui selon que les associés décideront qu’il est un bénéfice ou qu’il est mis en réserve deviendra un fruit ou un capital. Un fruit… qui n’est donc plus un fruit. Or, la réalité du fruit n’est pas anodine pour l’usufruitier et le nu-propriétaire en présence de droits sociaux démembrés.

Et il en va en droit, comme en art, il y a souvent plusieurs écoles. La question de la nature des réserves prélevées sur les bénéfices d’une société, mais surtout le destinataire entre l’usufruitier et le nu-propriétaire des dividendes prélevés sur les réserves est assez ancienne et a nourri depuis longtemps plusieurs conceptions. Pour certains, porter une partie des bénéfices en réserve transformerait immédiatement le fruit en capital. Pour d’autres, un prélèvement sur les réserves serait nécessairement un fruit et servi comme tel à l’usufruitier.

L'illusion d'un fruit

Classiquement, le prélèvement sur les réserves est servi en numéraire à l’usufruitier. Cependant, la conséquence pour le nu-propriétaire n’est pas du tout la même suivant que l’on retient la première conception ou la seconde. Dans le premier cas, il s’agit d’une distribution de fruits sur laquelle le nu-propriétaire ne peut exercer aucune prérogative. Dans l’autre cas, il s’agit d’une distribution de capital au titre de laquelle le nu-propriétaire détient contre l’usufruitier une véritable créance. En effet, en vertu de l’article 587 du Code civil[2] , l’usufruitier devra restituer au nu-propriétaire au terme de son usufruit la partie du capital appréhendée. On parle de créance de quasi-usufruit. Il s’agit en somme de l’illusion d’un fruit.

Depuis 2015, la Cour de cassation a donc eu l’occasion de se prononcer à trois reprises sur cette question. La chambre commerciale de la Cour de cassation a considéré le 27 mai 2015 que « dans le cas où la collectivité des associés décide de distribuer un dividende par prélèvement sur les réserves, le droit de jouissance de l’usufruitier de droits sociaux s’exerce, sauf convention contraire entre celui-ci et le nu-propriétaire, sous la forme d’un quasi-usufruit, sur le produit de cette distribution revenant aux parts sociales grevées d’usufruit, de sorte que l’usufruitier se trouve tenu, en application de l’article 587 du Code civil, d’une dette de restitution exigible au terme de l’usufruit et qui, prenant sa source dans la loi, est déductible de l’actif successoral lorsque l’usufruit s’éteint par la mort de l’usufruitier». La chambre commerciale de la Cour de cassation s’est donc prononcée en faveur de la seconde conception reconnaissant un véritable droit de créance au nu-propriétaire contre l’usufruitier égal aux dividendes prélevés sur les réserves et perçus par lui. Mieux, le 24 mai 2016, la même chambre commerciale décide que la dette de restitution de l’usufruitier est déductible de son assiette d’imposition sur la fortune (ISF). Et le 22 juin 2016, la Chambre civile de la Cour de cassation pose le même principe en considérant que « si l’usufruitier a droit aux bénéfices distribués, il n’a aucun droit sur les bénéfices qui ont été mis en réserve, lesquels constituent l’accroissement de l’actif social et reviennent en tant que tel au nu-propriétaire. » Cela n’empêche pas pour autant le prélèvement d’un dividende sur les réserves au profit de l’usufruitier mais toujours à charge pour lui de restituer en fin d’usufruit ce dividende perçu par lui.

Gagner en capital sans imposition

Quels enseignements faut-il tirer de ces arrêts de la Cour de cassation ? À la lumière de ces trois décisions, les réserves dans les sociétés deviennent incontestablement un outil de stratégie patrimoniale. Imaginons des parents qui ont transmis par donation à leurs enfants un patrimoine immobilier locatif au travers d’une société civile. Les enfants détiennent la nue-propriété des parts et les parents l’usufruit. Au moment de la répartition du bénéfice, il sera loisible aux parents, gérants de la société, de distribuer une partie du bénéfice à l’usufruitier à hauteur de ses besoins et d’affecter l’autre partie en réserves qui deviendra par la seule décision d’affectation en réserves un accroissement du capital social pour les enfants nus-propriétaires en franchise d’imposition. Dans ce schéma, les parents usufruitiers complètent leurs revenus à discrétion et les enfants gagnent en capital sans imposition. Les parents usufruitiers pourront même décider de prélever sur les réserves des dividendes à l’effet de porter leur dette de restitution au passif de leur déclaration d’impôt sur la fortune s’ils sont assujettis à cet impôt.

Lorsqu’une société est endettée après avoir souscrit un prêt pour financer l’acquisition de l’actif social, il peut être opportun d’affecter les réserves en tout ou en partie au remboursement des échéances du prêt, en lieu et place d’un compte courant d’associé abondé au gré de l’amortissement du prêt. Un compte courant d’associé qui s’étoffe au fil du temps pour permettre à la société de faire face à ses engagements contrarie la stratégie initiale de transmission de l’actif social d’un parent vers ses descendants. À défaut d’avoir procédé au remboursement de ce compte courant ou d’avoir privilégié les réserves pour rembourser l’emprunt, ce compte courant devra lui-même être transmis à son tour et souffrir le cas échéant une imposition.

Un outil remarquable

La société civile patrimoniale reste un outil de transmission et d’optimisation remarquable à la condition que ses statuts soient rédigés au plus près des intérêts et de la situation particulière des associés en se prononçant notamment sur la répartition du résultat entre usufruitier et nu-propriétaire, à la condition également qu’une comptabilité soit tenue à l’effet d’identifier les comptes courants d’associés, le montant des réserves, indispensables à la construction d’une stratégie patrimoniale, et à la condition enfin que des procès-verbaux d’assemblées générales soient dressés afin de statuer sur la qualification des flux (résultat, dividendes, bénéfices, réserves, report à nouveau).

François Burneau, GMH Notaires

 

François Burneau, notaire chez GMH Notaires, dirige le département « droit patrimonial de la famille » depuis 2012. Titulaire d’un master en gestion de patrimoine, il assure l’actualisation de l’étude consacrée aux sociétés civiles au Bulletin Joly Sociétés, et intervient régulièrement sur les thèmes de droit international privé dont très récemment à l’Université de Miami (Floride) sur l’impact outre-Atlantique des nouveaux règlements européens sur les successions et les régimes matrimoniaux.

 

[1] Cass. com, 27 mai 2015, n°14-16.246 JurisData n° 2015-012551 / Cass. com, 24 mai 2016, n° 15-17.788 JurisData n° 2016-009988 / Cass. 1ère civ, 22 juin 2016, n° 15-19.471 JurisData n° 2016-012090.

[2] Article 587 du Code civil : « Si l’usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l’argent, les grains, les liqueurs, l’usufruitier a le droit de s’en servir, mais à la charge de rendre, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et qualité soit leur valeur estimée à la date de la restitution ».

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