La communication des juristes d'entreprises pourrait bien venir au secours de la lutte engagée pour la confidentialité des avis.
Légende photo : Charlotte Karila-Vaillant (troisième en partant de la gauche),
organisatrice de la journée dédiée à la communication des directions juridiques,
entourée de quelques-uns des intervenants du colloque.

Par Pascale D'Amore

Les juristes d’entreprise, plongés dans leur matière technique, ont tout à gagner à s’ouvrir aux outils de communication et de marketing : mieux connue, la profession sera mieux valorisée, gagnant en moyens et en implication dans la stratégie entrepreneuriale. Et la communication pourrait bien venir au secours de la lutte engagée pour la confidentialité des avis.


Le juriste d’entreprise choisirait-il cette profession pour rester enfermé dans sa tour d’ivoire ? Une idée un peu provocatrice qui ne semble pas dénuée d’une part de vérité. Les cabinets d’avocats n’hésitent pas à user d’outils de communication pour faire connaître leur expertise ou leur intervention sur les opérations financières de leurs clients. À l’aide de communiqués de presse, ils valorisent ainsi leurs activités et mettent en avant leurs équipes. Très rares sont les mentions des équipes internes. La direction juridique n’est ainsi que très peu voire jamais citée aux côtés des conseils externes.
Cet exemple révélateur d’un exercice professionnel dans l’ombre n’est pas marginal. Peu nombreuses sont les directions juridiques qui souhaitent, savent ou pensent à organiser une communication autour de l’activité de leurs équipes. Le manque de temps, l’absence d’ouverture et le défaut d’initiative en sont souvent les causes. Pourtant, la communication et le marketing, matières inconnues des universités de droit, font leur entrée depuis peu dans les directions juridiques sous l’égide de quelques professionnels soucieux d’organiser leur activité à la manière d’un entrepreneur.

Un intérêt évident
L’organisation des fonctions juridiques d’une entreprise fait face à une contrainte de taille : manquant cruellement de moyens, les juristes réclament régulièrement une augmentation de leur budget et de leurs ressources humaines. Ces demandes, pour aboutir, doivent être appuyées par des chiffres illustrant cette augmentation de leur charge de travail. Or, la réalisation de documents de suivi de leur activité et de leur temps de travail vient s’ajouter à leur mission juridique, ce que beaucoup de juristes d’entreprise refusent par manque de temps. Grille de temps de travail, compte rendu d’activité, rencontre des opérationnels, collaboration sur les projets des autres directions, réalisation de dispositifs de communication (rédaction d’articles internes, plaquettes, vidéos, formations, etc.) sont pourtant autant d’outils qui augmentent la visibilité et qui aboutissent, à terme, à la prise de conscience de la charge de travail de la direction juridique. Concrètement, mieux se faire connaître est la clé de la montée en gamme de l’équipe.
Les effets d’une communication bien menée peuvent être retentissants mais exigent patience et disponibilité comme l’a expliqué Alain Curtet lors de son intervention le 23?mai dernier à l’occasion du colloque sur la communication juridique et judiciaire organisé par l’Essec. «?Communiquer sert à augmenter les ressources puisqu’il faut les objectiver pour appuyer les demandes?», explique le directeur juridique adjoint de Covéa MMA.

Rentabilité
La rentabilité est au cœur de questions quotidiennes de la direction juridique. L’évaluation de la valeur de son travail par rapport à un service externalisé est souvent la clé du calcul de rentabilité des équipes de juristes. Nicolas Guérin, directeur juridique du groupe Orange, l’explique très concrètement (lire également l’entretien pages suivantes) : «?Nous faisons appel à des avocats externes lorsque leur service est moins cher que la mobilisation d’un juriste interne. C’est généralement le cas pour le contentieux de faible valeur qui exigerait le déplacement d’un membre de notre équipe. Mais même en matière de contentieux, certains dossiers restent entre nos mains lorsque la représentation par avocat n’est pas obligatoire (devant le conseil des prud’hommes ou le tribunal d’instance le plus souvent).?»
Au-delà de cet arbitrage, la direction juridique a du mal à être perçue comme une source de profits. «?Le marketing a également pour finalité de montrer que la direction juridique est un centre de profit pour l’entreprise, insiste Nicolas Guérin. Elle n’est pas uniquement là pour rédiger les contrats et éteindre les incendies. Avec une direction bien structurée, on arrive à dégager de l’Ebidta positif !?» Elle devient alors un partenaire indispensable de la stratégie de l’entreprise. Pour intensifier ce rôle, les principaux professionnels concernés répondent de deux manières différentes.

Legal privilege…

Certains font du legal privilege, ou confidentialité des avis, un combat incontournable au centre de toutes leurs démarches statutaires. Pour eux, le juriste d’entreprise ne pourra répondre efficacement aux attentes de ses collaborateurs que lorsqu’il sera protégé, comme l’avocat, par le secret professionnel, évitant ainsi la menace des enquêtes des autorités judiciaires et réglementaires. Le livre blanc publié au mois de mai par Philippe Coen et Christophe Roquilly fait vingt propositions (cf. encadré page suivante) pour que le juriste d’entreprise français puisse bénéficier d’une totale indépendance intellectuelle dans l’émission de ses avis juridiques. L’idée d’indépendance intellectuelle semble ainsi prendre le relais de celle de confidentialité des avis. Ces deux notions garantissent les mêmes conditions de travail et tendent vers le même mouvement de réforme. L’indépendance intellectuelle a cependant l’avantage d’être assise sur la notion historique de subordination dans le contrat de travail, qui bénéficie d’une jurisprudence favorable à l’avancée du statut de juriste. Elle est par ailleurs novatrice par rapport au legal privilege qui a fait l’objet de combats trop souvent perdus face aux instances françaises et européennes. C’est d’ailleurs la position des associations représentatives de la profession, AFJE et Cercle Montesquieu en tête, qui préfèrent se concentrer sur des avancées pratiques comme le code de déontologie ou la formation des juristes, même si le legal privilege reste sous-jacent à chacune de leurs interventions.

… versus outils marketing

L’autre courant méthodologique, bien illustré par l’ouvrage de Charlotte Karila-Vaillant (cf. encadré page précédente), prône l’engagement personnel des directeurs juridiques pour faire connaître le travail et les réussites de leurs équipes. Cela passe nécessairement par la mise en place d’outils de communication et de marketing (intranet, vidéos, plaquettes, goodies, etc.). Simple à formuler, difficile à exécuter. «?Il faut rendre le droit comestible aux opérationnels qui veulent du business?», explique Alain Curtet. Cela passe par des démarches fréquentes pour vendre la fonction juridique en interne. Se faire connaître auprès des autres directions de la société impliquera les juristes dans les projets en cours. Inciter à recourir à un juriste au quotidien fait partie du changement de mentalité qui doit s’opérer dans toutes les directions. Pour expliquer comment la direction juridique s’inscrit dans la stratégie de l’entreprise, encore faut-il la connaître.
Pour cela, l’adaptation par le format est indispensable. «?La classique présentation Power Point peut être remplacée par une vidéo de quelques minutes, propose Alain Curtet, puisque le juriste de demain devra savoir utiliser les nouveaux outils de communication.?»
Utiliser la presse
«?La mise en place d’un management de la réputation dans les entreprises semble de plus en plus indispensable?», propose Philippe Boistel, maître de conférences à l’université de Rouen. Un exemple frappant est le cas de l’affaire Nespresso contre Bodum après la campagne publicitaire menée par ce dernier sous le slogan «?make taste, not waste?», appuyé d’une photo de capsules Nespresso. En réaction, Nespresso accuse son adversaire devant les tribunaux d’organiser une publicité dénigrante. La cour d’appel de Versailles, en 2011, décide que l’impact écologique d’un produit est un outil de comparaison entre concurrents. La Cour de cassation, en 2012, accueille quant à elle l’action de Nespresso. Bodum perd en France, mais fait parler d’elle. La demande de Nespresso de voir publier sur le site internet de Bodum cette décision est rejetée, celle-ci ne pouvant servir de support promotionnel. «?Le fait d’exister oblige à communiquer, conclut Alain Curtet, sans quoi d’autres le feront pour vous. Autant maîtriser les éléments rendus publics.?»

Lire l'entretien avec Nicolas Guérin, directeur juridique, Orange



La direction juridique à la loupe du marketing et du management
Signe distinctif, cabinet de conseil pour les professions juridiques, aborde un thème bien rarement étudié dans les directions juridiques : le marketing et le management. Quelque 69?% des directeurs juridiques sont satisfaits de l’organisation et du management de leur direction, mais seulement 44?% le sont de leurs actions marketing selon l’étude réalisée auprès de 220 participants. Voilà un signe positif d’ouverture des professionnels sur ces questions restées souvent à la marge des préoccupations des juristes. L’étude propose une vision pragmatique du fonctionnement interne de ce pôle d’activité. Après le constat que les directions juridiques sont de jeunes organisations et que leur positionnement est de plus en plus stratégique dans l’entreprise, l’accent est mis sur le manque de moyens dont elles disposent. Les juristes sont pourtant impliqués à la fois dans les affaires courantes de l’entreprise et sur les opérations stratégiques, devenant dès lors de véritables gestionnaires du risque juridique en lien permanent avec des clients externes à l’entreprise. Les outils de communication interne ayant déjà été mis en place se révèlent souvent d’un impact décevant. Un peu plus seulement de 35?% des donneurs d’ordres dans l’entreprise perçoivent la valeur ajoutée des juristes. Mais ces chiffres ne reflètent peut-être pas la réalité puisque seuls 30?% d’entre eux sont interrogés sur leur perception des juristes dans l’entreprise. Les enseignements touchent enfin le management, avec une préoccupation : mettre les bonnes personnes au bon endroit. Cette problématique est en lien avec le choix des dossiers externalisés. Relation avec les conseils externes et optimisation des compétences internes sont autant de thèmes étudiés par l’enquête.

Marketing & Management des directions juridiques, publié par Signe distinctif et disponible sur demande, www.signe-distinctif.com


LE PRIX DE L’INNOVATION EN MANAGEMENT JURIDIQUE
Ce prix est organisé par le Village de la Justice édité par Legi Team. Remis le 24 juin. Il récompense cette année :
1er prix : Leroy Merlin
2e prix : Dell
3e prix : Société générale
Mention spéciale du jury et prix du public : Next Radio TV
Prix de l’innovation relation client (avocat/direction juridique) : Touzet Bocquet & Associés
Pour toutes informations : www.innovation-juridique.eu

Vingt propositions pour moderniser la profession de juriste d’entreprise
Le livre blanc intitulé Juristes d’entreprise : l’indépendance comme ADN (1) est coécrit par Philippe Coen, président de l’ECLA (European Company Lawyers Association) et Christophe Roquilly, professeur à l’Edhec Business School. Il compile les contributions de près de soixante praticiens et universitaires venant de plus de vingt pays. Tous suivent le fil rouge de l’ouvrage : l’indépendance intellectuelle est un prérequis à tout avis ou conseil juridique pertinent. Les vingt propositions concrètes pour faire évoluer le statut des juristes français au sein de l’entreprise sont :

. Reconnaître le besoin et l’efficacité pour les entreprises de recevoir des avis indépendants et intègres de la part de leurs juristes.
. Encourager le fait de déclarer nulles des dispositions de contrat de travail niant l’indépendance intellectuelle et de conseil.
. Reconnaître que l’allégation de dépendance au sujet des juristes d’entreprise est une erreur d’appréciation manifeste.
. Inciter à la reconnaissance par les autorités européennes et françaises de l’indépendance sans ambiguïté des juristes d’entreprise dans l’exercice de leurs fonctions.
. Reconnaître que le rôle de rédaction contractuelle du juriste au sein de l’entreprise est parfaitement compatible avec un haut niveau d’indépendance.
. Reconnaître que le besoin de garantir la confidentialité des avis pour tous les juristes d’entreprise est directement lié au besoin pour l’entreprise de bénéficier d’un conseil juridique indépendant.
. Admettre le bénéfice de la confidentialité des avis pour toute question juridique ou pour toute correspondance du juriste d’entreprise en reconnaissance de l’indépendance de ces professionnels.
. Encourager les juristes d’entreprise à rejoindre l’ECLA pour renforcer la reconnaissance de leur indépendance en France.
. Cesser toute discrimination entre avocats et juristes d’entreprise pour la reconnaissance de leur indépendance et ses conséquences.
. Encourager en Europe une plus grande mobilité géographique et au sein des professions (juristes internes et avocats en cabinet) pour achever le mouvement de création d’un seul et même marché du droit.
. Développer une plate-forme commune de règles éthiques et de conduite professionnelle à travers l’Europe et les faire respecter localement.
. Encourager le directeur juridique à dépendre directement de la direction générale.
. Encourager les directeurs juridiques à devenir membre du comité exécutif de leur entreprise.
. Développer le rôle positif et multiplier les références et prérogatives des juristes d’entreprise dans les législations de l’Union européenne et de ses États membres.
. Développer la reconnaissance du rôle du juriste d’entreprise en formation commerciale.
. Développer les capacités des juristes à mieux se positionner dans l’entreprise.
. Encourager les étudiants en droit à choisir la carrière de juriste d’entreprise.
. Encourager la législation à améliorer la fluidité dans les carrières : permettre aux juristes d’entreprise d’être avocats et inversement, pour le bien de leurs clients et leur accomplissement personnel.
. Encourager les juristes d’entreprise à maintenir les fonctions juridiques distinctes de leurs autres fonctions (quand ils en ont).
. Plus généralement, aider à la promotion du rôle des juristes d’entreprise pour la reconnaissance de leur indépendance intellectuelle et de conseil.

(1)
Company Lawyers: Independent by design, An ECLA White Paper, co-edited by Philippe Coen and Christophe Roquilly, Lexis Nexis.

Newsletter Flash

Pour recevoir la newsletter du Magazine Décideurs, merci de renseigner votre mail